Le Kintsugi, littéralement «jointure en or», est un art japonais ancestral. Il consiste à réparer un objet brisé, en soulignant ses lignes de failles avec de la poudre d’or, plutôt qu’en cherchant à les masquer. Certains l’évoquent comme un symbole de résilience. D’autres comme une philosophie de vie.
Les traces, visibles sur le corps ou invisibles à l’œil nu, laissées par la guerre, les génocides, le terrorisme, la maltraitance, les abus, l’inceste, le viol, l’isolement, ne seraient pas une condamnation à vivre du côté du traumatisme et de la pathologie, mais bien plutôt une invitation à faire de nous-même quelque chose qui devient plus beau, plus résistant, plus précieux qu’avant le choc.
L’idée rejoint la pensée de Jean-Paul Sartre : « L’important n’est pas ce qu’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-même de ce qu’on a fait de nous. »
Certes la technique est un art qui implique une volonté de transformer ce qui a été cassé plutôt que de l’abandonner ou de s’en séparer. Elle demande un certain « savoir-faire » et peut-être aussi un certain « savoir-être » pour transcender une façon d’être au monde. En cela, elle peut devenir le chemin qui mène à l’individuation.
Jung décrivait l’individuation comme un processus de transformation intérieure et le traumatisme, comme l’un des éléments déclencheurs de ce processus. C’est parce que le trauma (l’évènement) cause un traumatisme (la perception de l’évènement) que les conséquences diffèrent d’un sujet à l’autre. Parfois, il s’intègre naturellement. Parfois, il cause des symptômes qui empêchent, bloquent ou freinent les possibilités de s’épanouir comme on l’aurait fait si... Cet empêchement est une voie vers l’individuation. Sans minimiser son impact immédiat et les souffrances qu’elle engendre, pourquoi ne pas regarder l’expérience traumatique comme une opportunité de remettre en cause nos croyances, nos idéaux, nos habitudes et, plus généralement, notre façon d’être au monde et le sens de la vie ? Ce qui limite peut devenir ce qui libère.
Et si le trauma était un tremplin pour devenir soi ?
Certes, devenir soi est devenu le défi de toute une génération, boulimique de recettes miracles et de rituels en tout genre, pour conquérir sa place au soleil et afficher une réussite selon les standards imposés. Mais dans une situation traumatique, devenir soi n’est pas simplement une quête de réussite pour répondre à ces nouveaux standards, c’est le travail de toute une vie. Une expérience vitale qui ressemble davantage aux douze travaux d’Hercule qu’à un conte pour enfant. La discipline et la volonté ne peuvent pas tout.
Car face à certains traumatismes - notamment ceux qui confrontent à la violence quotidienne ou à la barbarie dès l’enfance - ce qui est en jeu, c’est la perte de l’identité, la ruine de l’estime de soi et la mise en péril des besoins fondamentaux.
Simone Weil, Elie Wiesel, Viktor Frankl, Milton Erickson, Boris Cyrulnik, Niki de Saint Phalle, Christophe André, Lizzie Velasquez, Viktoria Modesta, Sam Berns , nombreux sont les parcours « héroïques » qui nous montrent que le chemin est long et difficile pour transcender l’horreur en recollant les lignes de faille d’un filet d’or et rejouer un destin.
Malgré ces lignes d’or, la difficulté c’est qu’on n’oublie jamais.
Le dépassement de soi n’obéit pas aux mêmes règles pour tout le monde. Certains doivent composer avec un foyer traumatique prêt à se réactiver et s’embraser à tout moment. Face à certains évènements, ce qui demande à l’homme ordinaire de sortir de sa zone de confort pour dépasser une épreuve, demande à la victime d’un traumatisme de voler sans ailes. Se dépasser devient un acte héroïque.
Les larmes et l’émotion de Boris Cyrulnik devant les images de la guerre en Ukraine expriment mieux qu’aucun mot l’impossibilité pour une victime d’échapper au poids de son histoire : « Quand je vois ça, ça me rappelle des choses que je croyais oubliées, mais qui n’étaient qu’enfouies. ».
Si le chemin de la résilience est si difficile, c’est qu’il commence par cette acceptation fondamentale : quand on vit une expérience déshumanisante, survivre suppose de se couper totalement de soi. Cette coupure crée une fêlure irréparable. A chaque fois qu’un évènement vient résonner avec ce souvenir, aussi enfoui soit-il, tout est susceptible de se réactiver. Quelque chose opère en nous, dont nous sommes totalement inconscients. Notre sensibilité est exacerbée. Elle fait de nous des cibles pour les manipulateurs, les pervers, les situations toxiques et tous les phénomènes de répétition. Mais elle est aussi la matière première d’une vie créative, profonde et riche de sens.
Avoir survécu à l’enfer peut donner la pulsion d’en faire quelque chose. Cette pulsion est à la base des plus belles réalisations. A condition de maintenir nos efforts assez longtemps pour surmonter toutes les fois où nous trébuchons et où nous pensons à renoncer.
Le trauma libère une force qui anéantit et pousse à la métamorphose à la fois.
« Créer, c’est vivre deux fois » écrivait Camus dans le Mythe de Sisyphe. La seconde fois étant une chance de nous demander : Qu’est-ce que la vie attend de moi ? Qu’est-ce qu’elle me demande à travers cette épreuve ?
S’il arrive que le décor s’écroule, parce qu’un jour un fou décide d’envahir un pays et inflige l’exode à des familles entières ; qu’un parent viole son enfant sous le regard silencieux de toute une famille ; que la honte, la peur et la culpabilité remplacent la spontanéité et la joie ; que la vie nous arrache un père ou une mère à l’âge où nous apprenons à peine à écrire ; et que ces situations douloureuses restent inscrites dans les profondeurs de l’âme, l’art du Kintsugi, en tant qu’allégorie, illustre la valeur que nous pouvons donner à chacune de nos blessures.
Il est possible de faire quelque chose à partir de nos ruines.
Le trauma a le goût de l’absurde, il cause le divorce entre l’idéal et le réel, il écrase le meilleur de nous ; et pourtant il est aussi le saut subtil qui nous invite à plonger au plus profond de soi. Plonger, non pas pour se morfondre, tomber dans la plainte et l’inertie, mais pour retrouver toutes ces parties de nous éparpillées. Les recoller à notre façon et transformer le plomb qui nous leste en or qui nous révèle.
Certes, cela demande de dépasser un certain nombre d’obstacles. Au premier rang desquels nos symptômes. Ceux qui nous enferment dans l’angoisse ou l’insécurité, la paralysie ou la suractivité, la consommation de benzodiazépine, de somnifères, de drogue, d’alcool, de sexe et de toutes ces choses censées remplir un vide qui ne cesse de grandir. Tout ce que l’on va chercher à l’extérieur ne pourra jamais colmater les brèches. Bien au contraire, cela creuse la faille.
L’OMS (Organisation Mondiale de la Santé), décrit la guérison comme un retour à l’état de santé initial (j’ai un virus, on me soigne, et je retrouve mon état de santé). Jung voyait la guérison comme une véritable transformation intérieure de l’individu.
Trans-former, c’est aller au-delà de la forme.
Il ne s’agit pas de revenir à l’état initial, mais de dépasser cet état. On ne se guérit vraiment que si, à travers l’expérience traumatique, on a découvert quelque chose que l’on ne connaissait pas de soi. Quelque chose qui est à la fois nouveau et plus pro- fond que le petit moi qui oscille entre la toute-puissance et l’impuissance, sans jamais trouver sa puissance. Il n’y a pas de transformation sans renoncement ou sans sacrifice.
Se transformer, c’est trouver sa puissance intérieure.
La puissance, ce n’est pas afficher un masque, c’est être Soi. Être en lien avec ce qu’il y a de plus authentique et de plus essentiel en soi. Voilà ce qui nous allège du besoin d’être conforme, de plaire ou de redouter l’échec ou la critique. Tant que le « Je » vit en décalage avec le « Soi », toutes les tendances mortifères s’infiltrent dans les failles. Dès qu’il s’aligne avec ses valeurs et ses aspirations profondes, il s’approche du sacré en soi et récupère de la vitalité. Être soi est le sésame qui ouvre la voie de la créativité.
La puissance, ce n’est pas non plus l’adaptation. Il ne s’agit pas d’une adaptation au réel, mais d’une découverte du possible. On découvre un autre niveau de réalité, d’autres perspectives, d’autres potentialités. Plongé dans le chaos, on sent que « ça » pousse. Quelque chose cherche à émerger, nous pousse à aller vers... à nous élever, à aller au-delà du seuil qui nous séparait d’une version de nous-même améliorée, plus belle, plus forte, plus précieuse. Franchir ce seuil, c’est passer du côté héroïque. Là où commence la quête véritable.
L’expérience traumatique est un appel.
Pourquoi certains l’entendent et d’autres pas ? Pour- quoi, face au trauma, certains se relèvent et d’autres déclinent ? Pourquoi certains franchissent ce seuil et d’autres piétinent ?
Peut-être parce que le trauma est une rencontre. Une rencontre avec le réel. Inattendu, percutant, violent. Un face-à-face qui appelle une capacité à regarder les choses comme elles sont et non pas comme nous voudrions qu’elles soient.
Une rencontre, quelle qu’elle soit, invite à s’ouvrir à l’inattendu et l’imprévu. Que pouvons-nous attendre d’une rencontre si nous retournons dans les mêmes lieux, redessinons les mêmes projets, avons les mêmes attentes, récitons le même discours, faisons l’amour de la même façon ? Une rencontre n’est-elle pas une occasion de découvrir le nouveau en soi à travers le nouveau de l’autre ? N’est-ce pas la spontanéité attachée à la surprise de ce que nous « devenons » tout à coup face à cet inconnu, qui nous rend fantastiquement vivant ?
La rencontre est toujours une possibilité, à condition de n’en rien attendre et d’être en lien avec soi.
Nous commençons à le pressentir, derrière l’expérience traumatique se dissimule une double voie : celle de la réticence à la résilience ou celle de l’aspiration à la transformation. Parce que cette seconde voie est la seule qui mène à la création, elle vaut la peine qu’on s’y attarde.
S’y attarder pour passer du « Pourquoi ça m’arrive ? » à « Pour en faire quoi ? ».
La création de Soi a un prix, celui de la transcendance.
Transcender, si on revient à l’étymologie latine du mot, c’est « franchir », « surpasser ». Pour la phénoménologie, la transcendance évoque tout ce qui est au-delà de la conscience, tout ce qui, à première vue, ne peut être perçu. Face à l’expérience traumatique, il y a toujours un sentiment d’injustice et un épuisement qui brouillent les sens et nous font perdre le sens même de la vie.
Parce que le sens fait souvent défaut, le chemin d’individuation peut paraître éprouvant. Mais le sens ne se trouve pas, il se crée à mesure de la transformation qui s’opère. C’est toute la puissance du processus. Plus on avance, plus « ça » se crée... Et pour se créer, il faut aller se chercher dans des lieux où la lumière ne passe pas. Il faut traverser l’ombre. L’ombre représente toutes ces zones que l’on passe la plus grande partie de notre vie à éviter à coup de déni ou de refoulement, ou à projeter sur les autres, à coup d’accusations ou de reproches. Le responsable, le méchant, le mauvais, c’est toujours l’autre. L’ombre contient aussi tout ce que nous n’avons pas pu accomplir, l’ensemble des ressources non développées et des potentialités qui n’ont pas été stimulées. C’est l’enfant soumis aux injonctions parentales qui devient banquier ou avocat quand il rêvait d’être artiste. Mais l’ombre est aussi l’endroit où reste enkysté tout le mal que l’on a subi et que l’on peut manifester à notre insu. C’est l’enfant battu qui devient parent maltraitant à son tour ou retourne la violence contre lui.
L’énergie de l’ombre se transmet en héritage.
Elle se planque dans nos angoisses, dans les émotions qui nous submergent et dans toutes les parties de notre corps qui souffrent et somatisent. Faire la lumière sur les zones d’ombre permet de se réapproprier ces énergies anarchiques et de les mettre en harmonie avec nos valeurs et nos aspirations.
Éclairer l’ombre pour harmoniser les forces contraires permet de se réapproprier son état de sujet et de reprendre les rênes de sa vie. C’est la clé du processus d’individuation.
Ce que l’on rencontre sur le chemin d’individuation est semblable à ce que l’on rencontre sur le chemin amoureux. Ce qui rend la traversée difficile, ce qui cause les heurts, ce n’est pas l’autre. C’est tout ce que nous projetons sur l’autre, ce que nous attendons de lui, ce qu’il est censé être, ce qu’il est supposé nous donner ou faire pour nous rendre la vie plus facile.
Il en va de même face aux traumatismes de la vie. Ce qui rend le parcours difficile, ce sont les attentes que nous avons. Mais, comme l’écrivait Viktor Frankl, dans « Oui à la vie », « la vie n’est pas un acquis, c’est une chose qui nous est confiée; c’est une tâche de tous les instants. Elle peut donc avoir plus de sens à mesure qu’elle devient plus difficile. » .
A chacun de voir, s’il maintient le statu quo ou s’il active son pouvoir créatif.
Voilà tout l’enjeu du processus d’individuation : être dans un perpétuel mouvement circulaire qui nous fait descendre dans les profondeurs de l’être pour réintégrer et se réapproprier toutes les parts de soi. Descendre de plus en plus profondément dans nos zones d’ombre et en éclairer chaque parcelle. Jusqu’au moment où il devient possible de tout rassembler, les parts blessées (nos vulnérabilités), celles qui ont résisté (nos ressources), et celles que l’on découvre (nos potentiels), pour en faire un tout harmonieux (Kintsugi) dont la valeur ne reposera plus sur la conformité aux standards, mais sur la singularité de notre composition.
Être soi, c’est se développer en tant qu’être. Unique. Indivisible. Incomparable.
Le voyage vers Soi est un chemin vers la lumière. C’est une aventure « qui donne envie non pas de commencer à lire mais de commencer à écrire » à partir d’une profondeur d’âme et d’une richesse intérieure capables de nous faire foncer dans l’avenir et sans cesse rebondir.
Valérie Pharès
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